15
La réunion organisée par Sabin devait débuter d’un moment à l’autre et Paris ne s’était toujours pas montré. Aeron décida donc de monter le chercher dans sa chambre. Il croisa en chemin les couples de tourtereaux qui quittaient leurs nids. Eux non plus n’avaient pas vu Paris…
La veille au soir, l’optimiste Paris, d’ordinaire si gai, lui avait paru extrêmement sombre. Son attitude l’avait inquiété au point qu’il n’en avait pas fermé l’œil de la nuit. Un guerrier n’avait pas le droit de lâcher prise à ce point. Il ne le lui permettrait pas.
Il tambourina violemment à la porte de sa chambre, mais n’obtint pas de réponse. Il colla donc son oreille au battant : on n’entendait pas marcher à l’intérieur.
Il leva le poing pour frapper de nouveau, plus fort, quitte à défoncer la porte.
— Cssss’est toi, mon doux Aeron, gazouilla une voix enfantine.
Une vague de joie submergea Aeron. Il fit volte-face. Elle était là. Son bébé, Legion. Il l’adorait, sa loyauté sans faille l’émouvait, elle était un peu la fille qu’il n’avait jamais eue.
Quand son regard rencontra celui de la minuscule créature, toutes ses inquiétudes s’envolèrent. Il la contempla d’un air attendri. Elle lui arrivait à peine à la taille, elle avait un corps couvert d’écailles vertes, elle était chauve, munie d’impressionnantes griffes et d’une langue fourchue. Son petit démon femelle… Il en oublia momentanément Paris.
— Viens par ici, toi, dit-il d’un ton bourru.
Elle n’attendait que cet encouragement et sauta sur son épaule pour s’enrouler autour de son cou comme un serpent, tout en le remerciant de ce grand sourire qui découvrait ses petites dents acérées.
— Tu m’as manqué, roucoula-t-elle. Tu m’as tellement manqué…
Il allongea le bras pour la gratter derrière l’oreille, une caresse qu’elle appréciait plus que tout. Elle se mit à ronronner de plaisir.
— Où étais-tu ? demanda-t-il.
Il était content qu’elle soit revenue. Content de la savoir en sécurité auprès de lui.
— Tu le ssssais.
Elle revenait donc de l’enfer. Il avait espéré qu’elle désobéirait à ce sans-cœur de Sabin, qui lui avait ordonné d’espionner pour eux. Legion était un être sensible. Elle n’aimait pas les grottes de l’enfer. Elle les fuyait, comme une âme damnée.
— Ça s’est bien passé, là-bas ? demanda-t-il.
— Un démon m’a pourchasssssée. Mais je me ssssuis enfuie.
— Tu as bien fait.
Elle coulissa autour de lui pour poser son coude sur son épaule et appuyer sa joue contre la sienne. Elle était chaude comme la braise, mais il ne la repoussa pas. Il ne tressaillit pas non plus quand il sentit ses crocs empoisonnés entamer la peau de sa mâchoire. Les démonstrations d’affection de Legion étaient envahissantes, mais pour rien au monde il n’aurait voulu la blesser.
Une fois, il l’avait fait souffrir, sans le vouloir, le jour où il s’était rendu en ville pour observer les badauds – une vieille habitude. La faiblesse des humains le fascinait autant qu’elle l’écœurait. Ils paraissaient indifférents à la perspective de mourir et il aurait bien voulu comprendre pourquoi.
Legion avait cru qu’il cherchait une femelle pour s’accoupler et ça l’avait rendue folle. « Tu m’appartiens ! », s’était-elle mise à hurler. Pour la calmer, il avait dû lui jurer qu’il ne frayait pas avec de si pitoyables créatures.
— L’entité qui te sssurveille est partie, murmura-t-elle avec un soulagement évident.
En effet, il ne sentait plus sa présence. Mais pour combien de temps ? Son regard pénétrant se posait sur lui à l’improviste. La dernière fois, ç’avait été au moment où il s’apprêtait à se déshabiller pour prendre une douche. Puis l’intrus était parti, brusquement, juste avant qu’il n’ôte son slip.
— Ne t’inquiète pas, lui dit-il. J’entends m’en débarrasser. Je ferai ce qu’il faudra pour ça.
Ça oui, il s’en débarrasserait. Par n’importe quel moyen.
— Je me ssssuis renssseignée, siffla Legion. Csss’est une femelle. Un ange.
Elle laissa échapper un petit bruit ému de gorge et frissonna.
Il battit des paupières, persuadé d’avoir mal entendu.
— Comment ça, un ange ?
— Un ange, répéta Legion.
De nouveau, elle eut ce bruit de gorge caractéristique.
— Un ange, répéta-t-elle. Venu du paradis.
Et de nouveau, elle frissonna.
Pourquoi un ange du paradis l’aurait-il espionné ? Une femelle, qui plus est ? Un guerrier tatoué et couvert de piercings ne pouvait pas intéresser un ange.
— Comment le sais-tu ? demanda-t-il.
— On ne parle que de çsssa en enfer. Je ssssuis revenue pour te mettre en garde. On raconte partout que cssset ange femelle a des ennuis parcssse qu’elle te ssssuit de trop près et qu’elle sssera bientôt déchue.
— Mais pourquoi me suit-elle ?
Et qu’arrivait-il aux anges déchus ?
— Je ne sssais pas.
— Ce sont des balivernes, tout ça, je n’y crois pas une seconde.
Il aurait pu comprendre qu’un dieu les espionne, parce que les dieux convoitaient la boîte de Pandore et voulaient probablement savoir où ils en étaient de leur quête.
— Je la hais, cracha Legion.
Elle paraissait sûre d’elle. Il s’agissait sans doute d’un ange, comme elle le disait. Ce qui expliquait sa peur… Il savait, par Danika, que les anges détruisaient les démons. Par ailleurs, ils n’étaient pas tenus d’obéir aux dieux, et on ne pouvait pas les voir, mais seulement sentir leur présence.
— Elle est peut-être chargée de me tuer, suggéra-t-il d’un air songeur.
Mais pourquoi lui plutôt qu’un autre de ses compagnons ? Et pourquoi maintenant ? Les Seigneurs de l’Ombre parcouraient la terre depuis des milliers d’années, et les anges ne leur avaient jamais prêté la moindre attention.
— Non ! protesta Legion. Csss’est moi qui vais la tuer !
— Surtout pas, mon chou, dit Aeron en lui tapotant gentiment la tête. Je ne voudrais pas qu’il t’arrive quoi que ce soit. Reste à l’écart de tout ça. Je vais trouver une solution, je te le promets.
Il n’était pas disposé à accepter une condamnation à mort. Il devait rester en vie pour protéger Legion. Il devait aider ses compagnons dans leur quête des objets de pouvoir. L’ange les convoitait peut-être, après tout…
Il allait s’adresser à Danika pour lui demander ce qu’elle savait de l’ange femelle, et si elle connaissait le moyen de s’en protéger.
Legion se détendit peu à peu contre lui. Il était toujours heureux de constater qu’il avait le pouvoir de la rassurer.
— J’ai envie de jouer, dit-elle d’un ton capricieux.
— Plus tard. Je dois d’abord m’occuper de Paris.
— Oh ! s’exclama-t-elle en battant des mains. Il va jouer avec nous ?
— Non.
Il n’aimait pas refuser à Legion le plaisir de jouer, mais il tenait à ce que ses compagnons restent en bon état. Et quand Legion proposait des jeux, il y avait des blessés.
— J’ai besoin de lui, ajouta-t-il.
Legion demeura quelques instants silencieuse, puis elle soupira.
— Bon, dit-elle d’un air résigné. Je vais m’ennuyer, mais tant pis. Csss’est bien parce que csss’est toi qui me le demande.
Aeron ricana et se remit à tambouriner à la porte de Paris. Comme celui-ci ne répondait toujours pas, il essaya la poignée. C’était fermé à clé.
— Descends de mon épaule, ordonna-t-il à Legion. Je vais enfoncer la porte.
— Non, pas la peine, je vais t’arranger çsssa.
Legion rampa le long de son buste, vers ses jambes, puis elle allongea une main pour faire sauter la serrure avec ses griffes. Les gonds grincèrent et le battant s’ouvrit légèrement, tandis qu’elle gloussait de plaisir.
— Tu es une bonne fille, lui dit Aeron.
Tandis qu’elle se rengorgeait, ravie, il entra prudemment. Autrefois, avec ses poupées gonflables, ses godemichés, et son grand lit recouvert de draps de soie, la chambre de Paris avait été un palais des plaisirs. Mais ce qu’il découvrit était bien différent. Il contempla, incrédule, les poupées crevées à coups de poignard, les godemichés abandonnés dans la poubelle, le matelas nu.
Il trouva Paris dans la salle de bains, qui gémissait, penché sur les toilettes. Il avait noué en queue de cheval ses beaux cheveux. Sa peau livide laissait voir des veines rouges et enflées. De larges poches en forme de demi-lune soulignaient ses yeux. Le bleu de ses iris, d’ordinaire si brillant, paraissait terne.
Aeron vint s’accroupir près de lui, tout en lorgnant les bouteilles vides et les petits sacs en papier qui jonchaient le sol d’onyx. Paris avait bu de l’alcool additionné d’ambroisie. Et en grande quantité…
— Paris ?
— Tais-toi, par pitié, gémit Paris.
Puis il se courba un peu plus et vida le contenu de son estomac dans la cuvette.
Aeron attendit qu’il eût terminé.
— Je peux faire quelque chose pour toi ? demanda-t-il.
— Ouais, répondit Paris d’une voix à peine audible. Sors d’ici.
— Fais attention à la façssson dont tu lui parles, espècssse de…
Aeron fit signe à Legion de se taire, et, à sa grande surprise, elle obéit aussitôt et glissa de son épaule pour aller bouder dans un coin de la salle de bains, les bras croisés sur le ventre, avec un air contrit et blessé. Il comprit qu’elle se sentait coupable et eut envie de la consoler.
— Depuis combien de temps n’as-tu pas eu de femelle ? demanda-t-il à Paris.
Paris gémit.
— Deux ou trois jours, répondit-il enfin, tout en s’essuyant la bouche du revers de la main.
Il n’avait donc pas touché une femme depuis leur retour d’Égypte. Là-bas, Lucien l’avait transporté tous les soirs en ville, pour qu’il ait sa dose de sexe. Avait-il en ce moment des difficultés à trouver des partenaires ?
— Je vais t’emmener dans Budapest, proposa-t-il. Nous pourrons…
— Non. C’est Sienna que je veux. C’est elle, ma femelle.
Aeron se demanda de quoi il parlait. Aux dernières nouvelles, Paris était destiné à rester éternellement célibataire, puisqu’il devait changer de femelle tous les jours. Sans doute était-il complètement soûl. Dans ce cas, il ne fallait pas le contredire.
— Dis-moi où elle est, poursuivit-il d’un ton conciliant. J’irai te la chercher.
Paris eut un rire amer.
— Tu ne peux pas. Elle est morte. Les chasseurs l’ont tuée.
Aeron n’avait jamais entendu parler de cette Sienna, mais Paris était un peu trop précis pour que son délire soit uniquement inspiré par l’alcool. Il y avait sûrement du vrai là-dedans.
— Cronos m’avait donné le choix entre la faire revenir et te libérer de la malédiction qui te contraignait à tuer les femmes Ford. J’ai choisi de te libérer. Je savais que tu souffrais de ton état. Je savais aussi que Reyes ne pourrait pas vivre sans Danika. Alors j’ai renoncé à Sienna. Je ne la reverrai plus jamais.
Aeron comprit pourquoi il avait cessé de désirer la mort de Danika et des femmes de sa famille. Paris avait dû rencontrer cette Sienna en Grèce, quand ils fouillaient le Temple de tous les Dieux à la recherche d’un des objets de pouvoir. Paris avait donc choisi de le délivrer plutôt que de sauver sa femelle…
Aeron ne possédait pas de femelle et n’avait jamais voulu en posséder. Mais il avait eu le temps d’observer le couple formé par Maddox et Ashlyn. Ashlyn avait accepté de mourir pour Maddox et c’était Anya qui l’avait sauvée. Ils avaient besoin l’un de l’autre, ils vivaient l’un pour l’autre, ils ne supportaient pas d’être séparés. Et c’était pareil pour Lucien et Anya. Pour Reyes et Danika.
Aeron se laissa tomber à genoux sur les carreaux froids de la salle de bains. L’énormité du sacrifice de Paris lui apparut et un lourd fardeau pesa soudain sur ses épaules.
— Pourquoi ? demanda-t-il seulement.
— Parce que je tiens à toi, répondit Paris.
Il n’eut pas besoin d’en dire plus.
— Paris…
— Pas la peine, coupa Paris.
Il voulut se redresser, mais ses jambes tremblèrent et il chancela.
Aeron se précipita aussitôt pour passer un bras autour de sa taille et le soutenir. Il voulut faire un pas en avant, l’entraîner vers le lit pour l’allonger, mais Paris grogna de douleur en se tenant le ventre à deux mains. Aeron lui fit faire volte-face et le prit contre lui.
Il n’était plus question de le porter jusqu’au lit ; il l’installa donc dans la douche et fit couler de l’eau tiède pour le laver des souillures. Paris l’aida tant bien que mal en se débarrassant de ses vêtements, puis il se savonna des pieds à la tête, tout en fixant obstinément un point au loin, comme s’il était seul.
— Je souffre de savoir que tu as fait ce sacrifice, murmura Aeron. D’autant plus que je ne le méritais pas.
— Je m’en remettrai, répondit Paris.
Mais Aeron n’en crut pas un mot.
Il tendit une serviette à cet ami auquel il devait tant. Il l’aurait volontiers essuyé lui-même, mais Paris ne se serait probablement pas laissé faire, question d’orgueil.
— C’est bon, à présent, grommela Paris en sortant de la douche. Je peux me débrouiller. Laisse-moi.
— Je te laisserai quand tu seras allongé sur ton lit, rétorqua Aeron.
Paris marmonna d’un air excédé, mais il marcha tout de même jusqu’au lit et se laissa lourdement retomber sur le matelas. Aeron vint se pencher au-dessus de lui, tout en se demandant ce qu’il convenait de faire. Jamais Paris ne lui avait paru aussi faible, aussi égaré. Il en eut les larmes aux yeux. Il avait une dette envers lui. Et pas seulement à cause de Sienna. Il lui était reconnaissant de leur amitié de toujours, d’avoir combattu à ses côtés, d’avoir reçu des balles et des coups de poignard à sa place, de l’avoir longuement écouté se plaindre de son sort.
Il ne pouvait pas se résoudre à l’abandonner dans cet état. Paris avait besoin d’une femme pour retrouver des forces. Il décida qu’il était de son devoir d’aller lui en chercher une.
Il écarta tendrement la mèche de cheveux qui lui retombait sur les yeux.
— Je vais t’aider, dit-il. Ne t’en fais pas.
— Apporte-moi un sachet d’ambroisie en poudre, répondit Paris d’une voix de mourant. Je n’ai besoin de rien d’autre.
— Oh ! s’exclama Legion.
Elle cessa brusquement de bouder, entra dans la chambre en courant, et bondit sur le lit en sautillant.
— Je ssssais ou en trouver, annonça-t-elle d’un ton joyeux.
Paris gémit quand elle fit tressauter le matelas.
— Dépêche-toi de m’en apporter, dit-il. Ça urge.
Aeron jeta un regard courroucé du côté de Legion, dont le sourire se figea. Elle prit de nouveau un air contrit et vint se percher sur son épaule.
— Qu’essst-cssse que j’ai fait de mal ?
— Je ne veux pas que tu l’encourages à se droguer. Nous avons besoin qu’il se remette, pas qu’il devienne une épave.
— Déssssolée…
Il la gratta gentiment derrière les oreilles.
— Je reviens, lança-t-il à Paris.
Puis il sortit de la chambre et referma la porte derrière lui. Il avait espéré que la réunion aurait commencé et qu’il ne croiserait personne et, en effet, il put regagner sa chambre sans avoir à donner d’explications. Pendant tout le trajet, il tint Legion serrée contre lui et la déposa, en arrivant, sur le petit lit douillet qu’il avait demandé à Maddox de confectionner pour elle.
— Tu restes là, ordonna-t-il en se dirigeant vers son armoire.
Il ne lui fallut que quelques secondes pour se munir de ses poignards. Il faillit prendre un revolver, puis se ravisa. Il comptait ramener par la voie des airs la femme qu’il choisirait pour Paris. Il allait donc la porter dans ses bras. Il aurait les mains occupées, et pas elle. Mieux valait ne pas laisser un revolver à sa portée.
— Je viens tout jusssste de rentrer, protesta Legion. Je ne veux pas te quitter déjà. Tu m’as trop manqué.
— Je sais. Mais je crois qu’à nous deux, nous déclencherions des émeutes en ville.
Il disait vrai. Les tatouages d’Aeron effrayaient les habitants de Budapest. Ils le respectaient, comme ils respectaient tous les Seigneurs de l’Ombre, mais ils l’évitaient. Avec un démon couvert d’écailles sur son épaule, ce serait une véritable panique.
— J’ai l’intention de trouver une femelle pour Paris et de la lui amener, expliqua-t-il.
— Non ! s’exclama Legion en tapant du pied.
Ses yeux lancèrent des éclairs.
— Pas une femelle, gémit-elle.
Il avait déjà compris que sa jalousie n’était pas celle d’une femme, mais celle d’une enfant amoureuse de son père qui a du mal à accepter les rivales. Aussi décida-t-il de se montrer indulgent.
— Nous avons déjà parlé de ça, Legion, dit-il d’un ton conciliant. Je ne suis pas intéressé par les mortelles.
Quand il se donnerait à une femme, il choisirait une immortelle, un être fort et puissant, comme lui.
Il ne comprenait pas comment Paris et les autres avaient pu s’enticher de ces mortelles faibles, sottes, naïves, et bourrées de défauts. De plus, elles étaient vouées à mourir un jour. Les dieux avaient soi-disant accordé l’immortalité à Ashlyn et Danika, mais il demandait à voir…
— Je ne serai pas long, poursuivit-il. Je n’ai pas l’intention de faire le difficile. Je vais embarquer la première qui me tombera sous la main. Je ne la regarderai même pas.
Legion caressa le couvre-lit de velours vert de son petit lit.
— Csss’est bien vrai ? murmura-t-elle.
— Je te le promets.
Elle parut rassurée et soupira.
— D’accord, dit-elle enfin. Je resssste icssssi. Je…
Elle s’arrêta net et prit un air apeuré.
Au même instant, Aeron sentit peser sur lui un regard invisible.
Legion se mit à trembler, ses écailles pâlirent, la peur se peignit sur son visage.
— Non ! hurla-t-elle. Noooon !
— File, cria-t-il.
Elle disparut sans demander son reste.
Il tourna lentement sur lui-même en espérant apercevoir ne fût-ce que l’ombre d’une aile. Mais il ne vit rien. Il serra les dents. Il fut tenté d’insulter la créature et de la mettre au défi de se montrer. Mais il préféra se taire. Il n’avait pas de temps à perdre.
Plus tard, peut-être…
Il ôta sa chemise et la jeta à terre, tout en contemplant son torse couvert de tatouages de scènes de bataille. Ces scènes, il les avait vécues et avait tenu à les imprimer sur sa peau afin de ne jamais les oublier. Afin de se souvenir de quoi il était capable. Afin de ne jamais cesser de lutter contre le démon qui l’habitait.
Mais ce n’était pas le moment de ruminer ces sombres pensées.
Ses ailes jaillirent des fentes de son dos. Elles étaient noires, fines comme des toiles d’araignées, fragiles en apparence, mais extrêmement puissantes. Quand elles se déployèrent, il crut entendre un cri étouffé. Un cri de femme. Puis des mains tièdes en caressèrent la membrane. Et zut, son pénis, le traître, se dressa.
Bon sang ! Voilà qu’il se mettait à désirer un ange invisible. L’ennemi des démons. Mais qu’est-ce que c’était que cette folie ?
— Ne me touche pas, grommela-t-il.
Les mains se retirèrent aussitôt. La créature était donc craintive. Il décida d’en profiter.
— Si tu t’en prends à mes compagnons, ou si tu cherches à me voler, je te réduirai en pièces. Tu ferais bien de disparaître et de t’abstenir de me suivre, à l’avenir.
Il n’obtint aucune réponse, mais le regard brûlant de la créature ne le quitta pas.
Elle n’était donc pas si craintive que ça…
En grinçant des dents de rage, il se dirigea vers la double porte donnant sur son balcon.
Une bouffée d’air chaud chargée des fragrances de la forêt l’enveloppa. Il contempla les arbres centenaires qui entouraient le château. Au loin, il apercevait les toits rouges de Budapest.
Il sauta du balcon, plongea en piqué, puis battit une première fois des ailes pour remonter. Il recommença, pour s’élever plus haut. Il prit sur la gauche, en direction du nord. Ce fut à ce moment-là qu’il aperçut Sabin sortant d’une voiture. Sabin portait Gwen dans ses bras. Elle perdait du sang. Elle paraissait inconsciente.
Il songea vaguement à lui proposer de l’aide, mais il y avait Paris… Paris avait besoin de lui. Paris passait désormais avant tout le monde.